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Aventure capitale
Aventure capitale.
Paris 19H38, c’est vendredi. Carole me retrouve au bout du quai. Trois rudes bises et nous nous engouffrons dans le RER puis le métro. Sept ans déjà, tout me parait plus propre, l’odeur du métro est inchangée, mais mon organisme crache comme lorsqu’il fumait. Les gens indifférents sont sérieux et tristes comme cette nuit de fin d’automne. A notre sortie à Courbevoie, sur un passage suspendu au-dessus d’une voie rapide nous admirons l’alignement parfait des champs Elysées dont l’arc de triomphe est illuminé, sur sa droite pointe la tour Effel de Noël. Il fait doux, nous nous aventurons sous l’obscurité des tours à travers le labyrinthe menant à son immeuble. Carole me présente dans la pénombre du milieu de l’allée, une machine à donner le chemin. Cette boite galvanisée est bénévole. « La Renardière? » A gauche, à droite, puis à droite, esplanade et nous voilà à l’entrée de la taupinière où une lourde porte bleue, métallique, nous accorde l’accès après manipulations électroniques. L’incontournable ascenseur emprunté, une quinzaine de mètres dans un boyau sombre, la clé tourne dans la serrure d’une porte sans nom. Quelques tâtonnements et la lumière inonde sans dommages le petit appartement coquet de ma sœur encore célibataire.
Whisky on the rocks, salade au chèvre chaud, Saint-Jacques à la crème, nasi putih, arrosé d’un bourgogne blanc bien frais et de beaucoup de paroles: tel est le menu de nos retrouvailles fraternelles. L’écran de verre poli, reste poli et ne nous interrompt donc pas ce soir.
La nuit réparatrice effectue son travail comme à l’habitude et en profite pour mettre un peu d’ordre dans toutes ces paroles parfois dérangeantes.
Samedi, il est déjà sept heures, Paris vient à peine de s’éveiller. Une banane avalée à la sauvette, nous partons à Montparnasse où Carole a rendez-vous à huit heures avec un client bolivien, à l’hôtel Méridien. Elle entre dans le hall, fait un signe de reconnaissance et disparaît pour son petit déjeuner d’affaire.(C’est plus économique qu’un dîner)
Voici Paris seul face à moi et il fait froid. Je descends l’avenue avec des yeux d’enfant. La tour Montparnasse m’attire tel un phare sur la banquise. Je traverse, l’ascension est impossible car il est trop tôt. Pourtant il est déjà très tard pour les amoureux grisés sortant d’une boite à cocktail qui déambulent sur le boulevard à la recherche de leur véhicule. Je m’engage sur les champs Elysées d’un petit marché très bien achalandé. Des hommes s’affairent encore au déchargement des marchandises et les prix n’apparaissent pas encore sur les étals brillamment éclairés par deux rangées continues de néons bleus. Les primeurs comme fraîchement astiqués, luisent sur leurs pyramides parfaites. L’atmosphère de propreté met en valeur les viandes délicatement dépecées ou rôties. Les poissons et crustacés ont le regard vif et les crevettes grises. Les couleurs rangées par ordre esthétique sont réchauffées par la lumière artificielle des tubes luminescents, pendant que les odeurs s’entremêlent agréablement dans mes narines, vestibules de mon palais. Les marchands profitent des derniers instants déserts pour se lancer à tour de rôle des petits compliments. « Bonjour, Madame! » réponds-je d’une voix non moins chaleureuse à une fleuriste commerçante en quittant ce marché enrichissant.
Sur le chemin du retour, un croissant et un pain au chocolat me tiennent compagnie pendant que je bois un café chaud debout sur le trottoir, observant les gens passer. Je retrouve le gratte-ciel gris, repère pour navigateurs et piétons perdus. Ma sœur n’est pas à l’heure, le portier surveille les voitures de luxes garées sur le trottoir, un japonais grisonnant attend, son ami fluet pense à voix haute, un portable à l’oreille. Je me retourne, la voilà, déçue, elle n’a pas décroché ce marché tant espéré. Pour la consoler je lui raconte ma visite du marché inopiné.
Nous repartons bras dessus bras dessous vers Notre Dame dont la façade nettoyée m’intéresse. Aussi Carole me lit-elle le guide touristique pendant que je penche ma tête en arrière comme pour mieux remplir mes yeux de ce portail aux centaines de figurants pétrifiés. A gauche un groupe semble jaloux de mon guide si bien documenté. Tiens, le japonais grisonnant du Méridien! Deux petites nippones aux cheveux barbie prennent la pose, elles sont en minijupe, l’une d’elle fait du doigt un geste obscène. Leurs compatriotes aux cheveux jais sont outrés et marmonnent des commentaires en japonais que je ne voudrais pas avoir à répéter. Des allemands lourds sautent à pieds joints sur les dalles du parvis comme pour l’éprouver.
Nous repartons car le proche Beaubourg nous attend, mais des travaux l’en empêchent et le musée Brancusi nous accueille pour une visite en circuit fermé. Une femme et un vis-à-vis nous dénombrent en appuyant sur le poussoir d’un compteur mécanique. Nous échangeons quelques mots sur les avantages d’un si beau métier avec un m devant le p. Une pause sur un banc de marbre nous permet de discuter sur l’art du sculpteur dont les oeuvres nous contemplent à travers une grande baie vitrée. Mais le temps s’enfuit déjà et nous aussi car les pâtes d’Eléna nous attendent.
Ville d’Avray, petite ville bourgeoise de banlieue, n’a pas changé, je retrouve ma blanche sœur qui s’est teinte car cela lui va mieux. Pierre est accueillant, Paola est malicieuse et mon neveu que j’appelle Alexandre arrive en retard pour mieux me surprendre en train d’ouvrir les huîtres. C’est vrai qu’il a grandi, il me fait le même effet que Notre Dame mais je reconnais ses yeux. Après un bon repas les enfants s’éclipsent soulagés après l’interrogatoire normal de parents normaux, une sieste me tente. Mais je fais un tour dans les chambres des enfants: des outils et des objets en pièces détachées dans le désordre me rappellent des souvenirs d’enfance, un piano électronique au capot translucide fermé me fait presque pleurer.
Nous laissons Pierre devant son ordinateur et partons voir la grande Arche. Au travers d’un marché de Noël, les jouets et décorations font briller les yeux d’Hélène pourtant l’aînée. Les locaux surpeuplés d’un supermarché du livre nous reçoivent dans le faste de leurs étagères pour une chasse aux livres gardés par des colosses en smoking noir. Etourdis par la concentration soutenue contre le bruit et sa foule, nous traversons l’esplanade pour nous installer dans le calme obscur des gradins vertigineux d’un cinéma Imax. Les mystères de MIR dans l’immensité spatiale nous sont dévoilés sur les 180 degrés de l’écran demi-sphérique.
Mais le temps s’enfuit toujours et nous ramène à la Renardière où Pierre nous attend pour l’apéritif.
Les invités partis, Carole et moi retrouvons les rues désertes de Courbevoie pour aller dîner dans un sympathique restaurant chinois. Soupe au vermicelle, nouilles asiatiques au porc aigre-doux et une bière tao-tsin: tel est le menu débité sur la carte bancaire de mon honorable sœur, femme d’affaire. Nous rentrons un calendrier chinois bien gagné sous le bras, saouls de paroles et de fatigue.
La nuit se remet au travail sur nos corps et âmes éreintés.
Dimanche, nous profitons du jour du seigneur métropolitain pour nous réveiller paisiblement. Mais sous terre la foule est toujours aussi pressante et la lumière artificielle. Une pauvre femme honteuse se cache le visage, couchée en travers du couloir, elle tend une main vide aux passants qui l’enjambent. Dans le métro direction Gare du Nord, un violon et une accordéoniste redonnent à ce Dimanche l’air de fête qui lui est du. Carole donne une pièce à ce couple qui à encore la force de mendier debout. A la gare, nous prenons mon premier train à étage et nous voilà à Saint-Ouen. Jean-Pierre et Roland sont là sur le quai et ils nous embrassent fraternellement. Chez Roland le linoléum est prêt à être encollé. Après un bref apéritif, commence enfin pour moi, le métier de contrôleur, couché sur le mince tapis plastifié qu’encollent mes frères cadets, pendant que ma sœur achète un bouquet de fleurs. Satisfaits d’un travail bien fait nous rejoignons la maison de Marie-Flore où la petite Lili qui est si jolie quand elle fait l’abeille nous parle de champignons savants. Champagne, salade aux noix à l’huile de noix, bordeaux blanc, koulibiak, fromage, dessert, liqueur de genièvre glacée, c’est vraiment comme chez But, même Lili disparaît dans sa chambre car la pauvre petite est malade, elle a vomi. La sieste toujours tentante nous fait fuir dehors, où malgré le froid je quitte la veste pour essayer les rollers.
Mais le temps s’enfuit toujours et encore. La taupinière à la Renardière , une soupe, la nuit reprend son travail monotone mais nécessaire.
Lundi, après le metro Carole est au boulot avant le dodo. Hélène qui vient me chercher, sonne à la porte de fer. Sur le chemin nous buvons un café à dix francs, des mouchoirs en papier, et nous voilà sous la pyramide du Louvre. Vive la grève du personnel qui manifeste pour le maintien de ses prérogatives et qui nous laisse entrer sans payer. Des statues, des statues et des statues, d’argile, de marbre, de bronze, d’argent et d’or, je ne ferme plus les paupières pour qu’un maximum de cette perfection me pénètre en si peu de temps imparti. La victoire de Samothrace retrouve enfin l’enfant rêveur qui est en moi, mais la vénus me cherche encore. Nous n’avons pas le temps. Un self végétarien près de l’Opéra où le ragoût de soja lyophilisé est délicieux. Hélène est toujours avec moi dans ce XVIème arrondissement où je passe cette deuxième moitié orale de concours. Je n’ai pas de photo, elle s’affole mais je tiens bon.
« Borghese Joseph? »
Je me rends compte à présent que les souvenirs d’une vie ne peuvent pas tous se rattraper dans le filet percé de la mémoire. Ils s’enfouissent dans les méandres du cortex pour devenir expérience pure.
"La publicité prend une place grandissante dans notre société. Qu’en pensez-vous?"
Je trace un plan au brouillon auquel je m’accroche comme l’alpiniste à son piton. Pendant les palabres, je ne perds pas la face et reste imperturbable malgré les coups de mes adversaires qui me jugent.
"Qui êtes-vous pour être insensible à la publicité?
-Les déneigeurs veulent faire grève, et vous que faites-vous?
-Quelle est la différence entre le service public et le privé?
-Etes-vous géographiquement mobile?
-Merci Monsieur, au revoir."
Ces vingt minutes m’ont vidé. Ma sœur cachée par une pile du hall me retrouve. Nous terminons l’après-midi ensemble en faisant du shopping. Nous nous embrassons chaleureusement et échangeons de derniers conseils dans la multitude de cette foule affairée. Dernier repas que je confectionne pour Carole.
La nuit, toujours elle si , passe.
Mardi, après nos embrassades Carole part se noyer dans la masse laborieuse de la capitale et moi dans le flot des provinciaux soulagés de quitter Paris.
Gare de Lyon, 9H38, le train démarre.
1998