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Opération capitale
Opération capitale.
Dimanche 18 Octobre.
Passant au travers de la demie béante baie, la lumière de cette belle journée réussi enfin à me sortir d’un sommeil tranquille. Les paupières closes, l’esprit reprend peu à peu possession de ce corps compagnon de trente-huit printemps. Depuis quelques ans le démarrage est hésitant car des nerfs en provenance des genoux envoient des messages douloureux. Mais la perspective d’une journée enrichissante devient un puissant analgésique. Boire un café sans nuage au bistro qui fait l’angle près de la librairie de Lo, fournisseur du journal, devient l’indispensable moment de plaisir seul capable de me faire sortir du lit. Le café si bon bu, je porte la tisane à Lo et la remplace derrière la petite caisse afin de distribuer cette Montagne du Dimanche si facile à vendre depuis qu’elle vaut dix francs. Rendre la monnaie est devenu un jeu et je suis toujours enfant. Protégé par ce comptoir, dans ce rôle de vendeur novice, j’observe le commun des vivants troquant l’obole dominicale contre ce journal qui pourrait être un pain sans levain consacré (Mais je ne suis pas curé et tant pis si les églises sont vides) .
Il y a les réveillés qui ont préparé la monnaie, les dans la lune qu’il faut aider car loin de la terre, les compliqués qui font faire la queue, les femmes au porte feuille perdu dans le fin fouillis de leur sac à main fermé, qui déballent, puis qui remballent afin de vous laisser le temps de les regarder. Il y a les en sifflant quand il fait beau, les accros du jeu, les habitués ...
A midi cinq Lo sort de son arrière boutique où elle s’avançait dans ses comptes. Elle ferme la porte à ce flot tari de client car l’heure c’est l’heure.
Le pot percé de ma vielle Golf imite le son d’une Ferrari sur le chemin de la cafétéria où nous profitons de l’absence de nos enfants et d’un repas en tête à tête sans cuisine ni vaisselle. A travers les grandes fenêtres du restaurant j’entrevois le CMC, clinique privée dans laquelle je ferais mon entrée en fin de journée après une sieste de Lo simultanée à mes tribulations sur l’ordinateur à l’appartement.
Ma chambre est prête, une infirmière nous conduit dans l’aile dernièrement construite de la clinique. La chambre n°638 moderne et spacieuse peut accueillir deux malades mais je serai seul et juste blessé par dix ans de crapahutage sur les chantiers de mes patrons passés. Lo est là lorsque l’infirmière revient accompagnée par celle qui va me raser. La première pose des pastilles autocollantes sur la surface de mon si beau tronc afin d’enregistrer les pulsations de mon cœur. Sa collègue émousse sept rasoirs jetables verts de chez Wilkingson sur les poils durs de ma jambe droite.
Mon coeur aux battements réguliers n’émeut plus personne, mais ma jambes à la peau lisse, de surprise, fait son effet. Les hommes sont souvent barbus par ingratitude envers leur visage, mais s’ils sont velus ils tirent une certaine fierté de cette toison, signe extérieure de virilité. Pour ma part cette pilosité noire qui depuis ma puberté se développe, cache telle une barbe ces membres inférieurs courts dont on m’a inculqué la honte. Pourtant cette patte droite nue à la croissance dissimulée depuis des lustres pourrait si elle surmontait un talon aiguille faire concurrence à beaucoup dans certains bois. N’étant pas acculé au point de vendre mon corps, la douceur de cette jambe me rappelle le temps où mes culottes étaient trop courtes pour protéger mes petites rotules des génuflexions répétées mais inévitables durant ces longues parties de bille jouées sur le sol gravillonné de mon école.
Une très mince femme à lunettes et aux cheveux noirs et raides pénètre en vêtements civils dans la chambre après un faible toc avertisseur sur la surlargeur de la porte. Elle nous fait l’impression de venir voir mon voisin de lit qui n’existe pas et finalement me retrousse la manche pour la prise de sang. Elle est employée par un laboratoire sous-traitant, je la retrouve à ma sortie de la radio lombaire, en train de ponctionner sur sa chaise d’attente une patiente qui, résignée, coopère.
Des pas irréguliers et un maladroit toc sur l’immense porte bleue présagent l’arrivée de mes enfants que Lo est allé chercher chez leurs grands-parents. Zac le solide entre le premier c’est l’homme du petit groupe qui ouvre les portes pour sa petite sœur Zazou aux yeux noirs coquins. L’appréhension rend Zac hésitant, et la pudeur lui fait faire le tour de ce lit où ce père prend une place aussi grande que dans son cœur de petit garçon admiratif. L’examen des divers livres ou objets sur la tablette à ma portée lui permet de s’approcher pour finalement m’enlacer de ses bras de petit homme. Zazou se demande aussi, inquiète, ce que je fais là, mais comme une petite femme qui aime se faire désirer elle ne s’approche pas de son père qui pique. Maman explique que papa est là pour une bénigne opération. Les deux enfants ainsi rassurés reprennent leur exploration des lieux non sans les quelques chamailleries habituelles. La petite troupe partie, un film regardé, je m’endors dans la hâte d’être au lendemain pour savoir enfin si la science est capable d’ôter cette lancinante douleur quotidienne qui m’empêche de savourer pleinement mon bonheur de vivre.
Lundi 19 Octobre
Un bouton effleuré du bout de l’index déclenche la remontée du rideau de la grande et belle baie par laquelle la grisaille du ciel ne peut entamer mon enthousiasme. Un rasage de près avec un fond de mousse à raser catalyse mon levé précoce.
Afin d’oublier le mouvement lent des aiguilles du cadran j’entame au brouillon ce texte témoignage qui a le mérite de tuer le temps d’un impatient.
L’infirmière m’apporte deux cachets siamois qui abêtiront le verre nu que je vais être sous la chemise à pressions blanche qu’elle me tend. Les deux rondes pilules faciles à avaler m’affublent d’un sourire de béatitude qui surprend mes rencontres durant mon transfert vers le bloc opératoire. Dans cette salle froide où on me laisse un moment seul, j’observe les contorsions des bras des lampes qui éclaireront de leurs lumières l’équipe médicale.
Tourné sur le côté je me sens pénétré par la fine aiguille de la bienséante péridurale. Un drap vert est dressé afin de finir de m’isoler de ce demi corps inerte sur lequel opère le docteur Cayrol.
Mon esprit se laisse porter par la première pensée venue ...
Soudain, tel une marionnette au dessus du drap, apparaît la tête du chirurgien qui m’annonce :
« Monsieur Borghese, vous êtes guéri ! »
Les pièces de sa conviction sont un ongle et une perle en cartilage sortis tout droit, grâce à ses talents d’arthroscopiste, de mon ménisque.
1998